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Comment la Tunisie expérimente à petits pas la transition vers des emplois et des entreprises plus durables

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17 novembre, 2020À la Sobref, dans cette usine textile de Mahdia, dans le centre-est de la Tunisie, jusqu’en 2016, des dizaines d’ouvriers et d’ouvrières travaillaient jour et nuit sur les grandes machines de précision qui sont aujourd’hui à l’arrêt et désespérément silencieuses. En attendant le retour de l’activité, Mohamed Ali dort ici, à l’étage, sur un simple canapé. Il veut empêcher les cambriolages, mais surtout couver du regard cette entreprise qui lui appartient, comme à la quarantaine d’anciens employés ayant décidé de racheter leur usine.

Mohamed Ali déambule entre les machines, saisit une paire de ciseaux et découpe un long morceau de tissu, qu’il trempe ensuite dans une tasse remplie d’eau. Abracadabra ! La magie de la chimie opère instantanément. Le bout d’étoffe est devenu une pâte translucide et collante. En séchant, elle se rigidifie et se transforme en plastique.

« C’est de la viseline », lance Mohamed Ali très fier de sa démonstration. Fabriquée à partir de fibres synthétiques, elle est utilisée pour renforcer les broderies. « Avant, on jetait dans la nature les déchets issus de la production. Désormais, on va récupérer les chutes pour les recycler et les réutiliser. »

À la Sobref, dans cette usine textile de Mahdia, dans le centre-est de la Tunisie, jusqu’en 2016, des dizaines d’ouvriers et d’ouvrières travaillaient jour et nuit sur les grandes machines de précision qui sont aujourd’hui à l’arrêt et désespérément silencieuses. En attendant le retour de l’activité, Mohamed Ali dort ici, à l’étage, sur un simple canapé. Il veut empêcher les cambriolages, mais surtout couver du regard cette entreprise qui lui appartient, comme à la quarantaine d’anciens employés ayant décidé de racheter leur usine.

Devenir leur propre patron, l’idée a été soufflée par l’Union Générale des Travailleurs Tunisiens (UGTT). La centrale syndicale encadre ce projet depuis plusieurs mois, avec l’aide d’une ONG espagnole, l’Asamblea de Cooperación por la Paz.

Elle a aussi fourni un soutien financier qui s’est ajouté aux 250.000 euros débloqués par la communauté autonome de la région de Valence, en Espagne. Au total, 300.000 euros ont pu être mobilisés. L’UGTT a également apporté son appui juridique aux ouvriers. Ils ont obtenu des indemnités du propriétaire qui avait décidé, illégalement, de mettre la clé sous la porte, du jour au lendemain. Une somme qu’ils ont décidé d’investir pour prendre possession de leur outil de travail en créant une coopérative, où tous sont associés majoritaires.

« Pour ne plus jamais connaître d’injustice », affirme Afifa Najjar. Une injustice liée à la pollution, aux atteintes à l’environnement par exemple.

Le secteur de la broderie, et du textile en général, a un impact écologique très fort. Les travailleurs en souffrent, assure cette mère de famille de 48 ans, qui a travaillé plus de la moitié de sa vie à la Sobref:

« On subit les conséquences directes. Les odeurs insupportables. (…) Avant, ils brûlaient les déchets pas loin de nos maisons ». Les chutes de viseline étaient éliminées de manière anarchique. Cela ne sera plus le cas après la réouverture de l’usine, prévue avant la fin de l’année, explique Karim Chebbi, consultant pour l’UGTT.

Une entreprise éco-responsable

Karim Chebbi connaît bien ces thématiques liées à l’environnement. Il a donc été choisi pour coordonner le projet de la Sobref.

« Il y a un enjeu écologique important, mais aussi économique pour la coopérative. Parce qu’une partie de ces déchets pourra être revendue dans un circuit de collaboration, de solidarité avec d’autres usines de recyclage, pour dégager une petite rentrée d’argent (…). » Le futur site industriel sera aussi capable d’assurer 30 % de sa consommation en électricité, grâce à des panneaux photovoltaïques.

« On veut permettre à l’entreprise d’être en partie autonome et d’alléger sa dépendance aux énergies fossiles », argumente Karim Chebbi.

Dans la grande salle de l’antenne locale de l’UGTT, les tables ont été disposées en « U » pour une réunion un peu spéciale ce vendredi 11 septembre. Les ouvriers et ouvrières de l’usine Sobref effectuent leur rentrée. C’est la première rencontre organisée depuis l’interruption due au coronavirus. Pour l’occasion, Karim Chebbi a invité un professeur d’université, à la tête du tout premier master « Gestion, traitement et valorisation des déchets » en Tunisie.

Le professeur Lotfi Soussia, de l’Institut Supérieur des Sciences Appliquées et des Technologie (ISSAT) de Mahdia, a été chargé de dispenser 20 heures de formation, théorique et pratique.

« Le respect de la nature c’est une culture avant tout ! C’est le futur de nos enfants », déclare l’universitaire face à une assistance très studieuse.

Les expressions « transition écologique », « économie verte » ou encore « gaz à effet de serre » ne sont pas prononcées. Le personnel de l’usine ne maîtrise pas toutes ces notions. Qu’importe. Tout le monde sait ici qu’il fait « quelque chose de positif », selon les mots d’Afifa Najjar.

Tous adhèrent à la dimension éco-responsable du projet, comme Hedi Ben Hamza, 50 ans, dont 22 passés au sein de l’entreprise :

« C’est nouveau, mais maintenant chaque entreprise doit devenir amie avec l’environnement. Avant ce n’était pas possible. Pourquoi ? Parce qu’il y n’avait qu’un seul propriétaire et qu’il ne pensait qu’à accumuler les gains. Avec cette transformation en coopérative, on pensera à nous et à la nature en premier. »

Les ouvriers de l’usine font sans savoir, car ils ne connaissent pas les principes de la transition juste mais ils les appliquent bel et bien. Décarboner l’économie, tout en atténuant les effets sur l’emploi et les ressources des travailleurs des industries vulnérables, l’UGTT ne met pas non plus cette idée en avant. En réalité, il a fallu passer par à un concept intermédiaire pour en arriver là. Pour le syndicat, la priorité reste l’amélioration des conditions de travail.

« L’approche de l’UGTT par rapport à la question de l’environnement, même si elle n’est pas centralisée, a toujours été là », estime Karim Chebbi. « Parce qu’elle fait partie du ”travail décent”. C’est à travers ”le travail décent” que l’on atteint l’écologie. »
Des idées nouvelles

Pourtant au sein de l’UGTT, certains militent pour faire avancer la réflexion sur les questions environnementales. Parmi eux, Mansour Cherni fait figure de précurseur. Il est le coordinateur national des affiliés de l’International des services publics (PSI) en Tunisie, mais aussi numéro 2 de la « section climat » du département des Relations arabes, internationales et Migrations au sein de l’UGTT. Il s’est préoccupé du sujet dès le début des années 2000 et « surtout à partir de 2007, grâce à l’ex-secrétaire général de l’UGTT qui s’intéressait au changement climatique », explique-t-il.

« Houcine Abassi, le prix Nobel de la paix, c’est lui qui m’a poussé, encouragé à aller de l’avant. Et on a commencé à aborder le problème de l’environnement. (…) On a formé un petit groupe qui est devenu sensible à cette thématique. » Cela fait un an maintenant que la section « changement climatique » a été créée.

« C’est pour sensibiliser les décideurs au sein de l’UGTT, pour leur dire ”attention c’est grave”. Il y a cinq personnes qui la composent, mais on n’a pas les moyens nécessaires pour vraiment peser », déplore Mansour Cherni.

Depuis 2014, il se rend chaque année aux COP pour le climat, à ses propres frais. Et presque chaque année, il est le seul syndicaliste affilié à l’UGTT à participer.

« C’est pour mieux comprendre. Dans les COP, il y a un très haut niveau de discours, mais en réalité ça n’a aucun effet. Par contre, si vous regardez la société civile, c’est là qu’il y a le travail, là qu’il y a les discussions, les pressions. J’ai pu le constater au moment de la signature à Paris de l’Accord sur le climat. C’est la société civile, ce sont les syndicats essentiellement qui ont agi. »

Il est conscient du rôle que doivent jouer les organisations de travailleurs, mais conscient aussi du retard qu’accuse l’UGTT. Naïma Hammami fut la première femme à intégrer le bureau exécutif de la centrale en 2017, c’est aussi une pionnière dans son syndicat pour la transition écologique. En tant que secrétaire générale adjointe et chargée des Relations arabes, internationales et Migrations, elle a contribué à la mise en place de la section « changement climatique » au sein de son département. « On est motivés à l’idée de progresser sur cette question qui a une incidence importante sur les travailleurs », mais « l’UGTT débute dans ce domaine ».

Mansour Cherni attend avec impatience ce jour où la centrale se saisira vraiment de cette problématique.

« Je l’espère… je l’espère, mais jusqu’à maintenant c’est timide », confie le presque septuagénaire. « On n’y donne pas encore d’importance. » Selon lui, le syndicat reste obnubilé par les luttes du quotidien, au lieu de penser une stratégie pour « sauver les postes d’emploi menacés par le changement climatique ». « C’est beaucoup plus important à long terme, ce sont mes enfants qui vont le payer très cher. »

Difficile d’inverser l’ordre des priorités, dans un pays qui continue de s’enfoncer dans une interminable crise sociale et économique. À défaut, Mansour Cherni voudrait rendre son syndicat plus sensible à ces concepts qu’il manie, lui, avec dextérité. Soutenu par l’International des services publics (PSI), qui l’a aidé en cherchant des fonds, il a pu contribuer à l’organisation de quatre séminaires. « À peu près 120 personnes » ont suivi ces modules, dont l’un d’entre eux portait sur les gaz à effet de serre produits par les centrales fonctionnant aux combustibles fossiles.

Electricité verte

Le secteur de l’énergie sera justement l’un des plus touchés par la transition vers une société bas-carbone. L’électricité verte peine encore à se développer en Tunisie. L’objectif des autorités est pourtant ambitieux, passer de 4 % dans le mix énergétique aujourd’hui à 30 % d’ici 2030, pour cette énergie. Mais le pays accumule les retards, même si, ces derniers mois, de nombreux projets ont été annoncés. Les autorités mettent en avant les créations d’emploi et les avantages qu’ils représentent pour l’indépendance énergétique du pays.

Pourtant, l’UGTT reste sur ses gardes. La centrale syndicale considère l’énergie comme un bien public et, à ce titre, défend bec et ongle la situation de quasi-monopole de la STEG (Société tunisienne de l’électricité et du gaz), qui domine la production, maîtrise le transport, la distribution et la commercialisation de l’électricité́ en Tunisie. La Fédération générale de l’électricité et du gaz, la branche STEG du syndicat, dénonce ainsi régulièrement les tentatives de privatisation du secteur, de « marchandisation de l’électricité ».

Cet été, l’UGTT a engagé un bras de fer avec le gouvernement, refusant le raccordement au réseau de la centrale solaire de Tataouine, projet issu d’un partenariat entre l’Entreprise Tunisienne d’Activités Pétrolières, publique, et le géant italien des hydrocarbures, Eni.

Dans un post Facebook publié en juillet, le ministre de l’énergie de l’époque, Mongi Marzouk, crie au « sabotage » et incendie le syndicat:

« La fédération de l’électricité, au lieu d’être du côté des énergies propres, (…) œuvre à paralyser les premières réalisations en violation de la loi, partant d’une compréhension étriquée et incorrecte de l’intérêt du secteur électrique et du rôle des énergies renouvelables (…). »

Injoignable durant cette enquête, pour des raisons personnelles, Abdelkader Jelassi, le secrétaire général de la fédération générale de l’électricité et du gaz, a tenu à réagir, par l’intermédiaire de Mansour Cherni.

« Nous ne sommes pas contre les énergies renouvelables » rétorque-t-il, « mais contre les gens qui, pendant 60 ans, n’ont cessé de téter l’Etat. Ils prennent sans rien donner en contrepartie. S’ils veulent utiliser le réseau, les privés doivent payer. »

L’UGTT peut apparaître comme un obstacle au développement de ce secteur en Tunisie ou, au contraire, comme la dernière digue protégeant encore les travailleurs du secteur public et les consommateurs. L’ouverture au privé pourrait avoir des conséquences très néfastes, engendrant des destructions d’emplois, des hausses tarifaires. L’UGTT applique, encore une fois sans le savoir, les principes de la transition juste. Difficile de prévoir comment sera géré le dossier de la centrale de Tataouine à l’avenir.

Depuis les élections législatives d’octobre 2019, la Tunisie a déjà connu trois gouvernements et autant de ministres de l’environnement. À chaque fois, il faut repartir de zéro et expliquer de nouveau les dossiers.

« Ça peut nous faire perdre plusieurs mois », se désole Mansour Cherni qui croit en la transition juste comme facteur de stabilisation politique. « Cela peut être, dit-il, une opportunité pour la Tunisie, en initiant un cercle vertueux, en créant des emplois, en apportant une prospérité nouvelle ».

Un processus au sein duquel l’UGTT sera amenée à jouer un rôle essentiel. Le syndicat pèse de tout son poids dans la vie politique tunisienne. L’action de la centrale a été décisive notamment dans les premières années de la transition démocratique, et à ce titre, lui a valu de recevoir, avec trois autres organisations tunisiennes, le prix Nobel de la paix en 2015. La transition juste en Tunisie ne se fera pas sans l’UGTT. Pour que cette idée du XXIe siècle s’accomplisse, il faudra qu’elle soit portée par ce syndicat du XXe. À la Sobref, il a déjà commencé à agir. Il doit désormais réfléchir sérieusement à une stratégie environnementale, afin de pouvoir reproduire l’expérience innovante de Mahdia.

Photo: Mohamed Ali, 37 ans, ancien conducteur de machine, à côté d’une fileuse qui sert à fabriquer les broderies, à l’usine Sobref (Matthias Raynal)

Cet article, publié sur Equal Times, a été financé par la fondation Friedrich-Ebert-Stiftung dans le cadre d’une série d’articles sur les syndicats et la transition juste.